« L
e monde dans lequel nous vivons nous apprend depuis notre enfance à nous taire, pas à parler. Peut-être que tous nos problèmes ne viennent que de là. »
L’enjeu, c’est donc la voix.
Voices (Des voix) est le premier long-métrage de François Szabowski, qui est projeté au 13ème Festival du film de Chania (20 octobre). L’auteur du film de 48 ans, français, aux racines polonaises et russo-ukrainiennes, nous raconte son histoire et celle du film, nous parle de la puissance de la voix, et de sa peur de nous voir perdre notre liberté en silence.
Réalisateur, cinéaste et romancier, il a commencé à faire des films à l’adolescence, puis a travaillé pendant 15 ans comme écrivain, publiant une dizaine de romans et nouvelles. Après avoir réalisé plusieurs courts-métrages, il réalise le long-métrage DES VOIX (Voices), qui a remporté le prix du meilleur réalisateur au Festival international du film de Bretagne.



Vous dites que vous êtes né à Paris à 18 ans… Qu’est-ce que vous voulez dire ? Que s’était-il passé auparavant ?
Je suis né à Paris à 18 ans, quand je suis venu y étudier. Avant cela je n’ai pas été heureux, d’abord parce que je n’étais pas libre (puisque j’étais sous la tutelle juridique de mes parents, qui décidaient à ma place ce que je devais faire de chacune de mes journées), et ensuite parce que j’avais du mal à bien m’entendre avec les gens autour de moi. [...] J'ai besoin d'être entouré de gens aussi dysfonctionnels que moi, et je n’ai pas trouvé d’autres endroits en France où il y en a autant qu'à Paris.
Pourquoi dites-vous ça ? Qu’est-ce qui est différent chez vous ?
Les gens trouvaient bizarre ma façon de me comporter, ma façon de penser, de parler ou de rire. Je n’arrivais pas à « fonctionner » normalement dans la vie que tous les gens vivaient. Quand je suis arrivé à Paris pour faire des études, j’ai enfin pu commencer ma vie, d’abord parce que j’étais désormais libre juridiquement de faire ce que je voulais de chacune de mes journées, et ensuite parce que dans cette ville, il y avait beaucoup de gens comme moi, qui avaient du mal à vivre une vie normale, qui n’arrivaient pas à « fonctionner » dans la vie normale.
Je n’ai pas changé depuis : artistes, intellectuels, handicapés mentaux, personnes trop jeunes ou très âgées, étrangers, je m’entends toujours mieux avec les gens qui, pour une raison ou pour une autre, ont du mal à fonctionner dans la vie normale.
Dans quel état d’esprit est-ce que vous venez en Grèce pour le festival ?
[...] C’est important pour moi personnellement, parce que c’est en Grèce que j’ai écrit mon premier texte, en 1983, à six ans : un carnet de route rédigé à l’arrière de la voiture que conduisaient mes parents à travers le pays pendant leurs vacances. Je continue à tenir ce carnet, tous les jours. C’est la première chose que je fais le matin en me levant.
Pensez-vous qu’aujourd’hui l’Europe n’a pas de voix ?
Je ne peux pas parler de l’Europe, mais je sais qu’en France, quand je lis ou écoute les médias, j’ai l’impression d’entendre une seule voix, un seul projet de société : produire, vendre et acheter.
Il y a quelques années, le commerce et le souci de la rentabilité étaient une façon parmi beaucoup d’autres d’envisager l’expérience humaine et les relations entre les gens. Désormais, j’ai l’impression que c’est la seule. Je n’entends personne parler d’autre chose.
L’être humain n’est plus qu’un outil, un obstacle, une donnée. Ce n’est plus l’objet de la réflexion politique.
Qu’est-ce qui vous fait peur ?
Ce que je redoute le plus, c’est la perte silencieuse de notre liberté. Car je sais que c’est rare qu’on perde sa liberté brutalement. La plupart du temps, on la perd sans s’en rendre compte. Petit à petit, morceau par morceau.
Qu’est-ce qui vous a poussé à l’adolescence à faire des films, à écrire ?
J’ai commencé à faire des films, vers 15 ans, parce que j’avais découvert que c‘est avec les images qu’on produit la vérité. J’étais pré-adolescent au moment de la chute du mur de Berlin, et j’ai été très marqué par l’histoire du « charnier de Timisoara », un épisode de la révolution roumaine de 1989, où les médias français avaient filmé les cadavres d’une fosse commune, les décrivant comme des victimes du régime de Ceausescu, alors qu’il s’est révélé quelques mois plus tard qu’il s’agissait d’une fosse commune d’indigents qui n’avaient rien à voir avec la dictature.
L’affaire avait provoqué un grand scandale en France. Bien sûr, c’était choquant, mais cela m’a montré comment avec les images, on pouvait créer quelque chose qui n’était pas vrai, et qui dès qu’on le filmait, était considéré comme vrai puisque c’était filmé. Je n’étais pas heureux durant mon enfance, et je pensais qu’en filmant des histoires dans lesquelles j’étais heureux, la même magie allait opérer, et que je deviendrais heureux.
Vous dites : « Le monde dans lequel nous vivons nous apprend depuis notre enfance à nous taire, pas à parler. Et peut-être que tous nos problèmes ne viennent que de là. » Je suis d’accord avec vous. Comment pensez-vous que nous devons réagir ?
Je crois bien sûr à l’éducation. Si on se mettait à transmettre aux enfants le goût de la liberté et de la vie plutôt que celui de l’obéissance, on pourrait changer quelque chose. Mais il faut pour cela une impulsion venant des adultes. Et aucun des adultes qui nous gouvernent ne semble désirer qu’on change quoi que ce soit au cours du monde.
A mon niveau, je crois au militantisme, à l’associatif et à l’art. A la possibilité de faire évoluer les consciences par la pratique locale, la relation humaine, l’échange d’idées. Dans ma vie, j’ai opéré des changements importants grâce aux livres, aux films, mais aussi énormément en discutant avec des gens dont la pensée, la vie, la façon de voir les choses a bouleversé mes préjugés.
C’est une lutte microscopique, certes. Mais c’est la parabole du colibri, qui veut éteindre le feu en apportant quelques gouttes d’eau dans son bec. Il ne change peut-être rien, mais il fait sa part.
Dans DES VOIX, deux des personnages principaux ont un comportement étrange, et une langue étrange. Qu’est-ce qu’ils ont d’étrange, exactement ?
Tous les personnages du film sont confrontés au problème de la voix. Ils ont du mal à prendre la parole, à dire ce qu’ils pensent ou veulent. A exprimer leurs besoins, leur émotion, leurs douleurs, ou à révéler les violences dont ils sont victimes.
Deux élèves, parmi eux, ont des pouvoirs extraordinaires, et notamment celui de prendre la voix des autres, de parler à leur place. Ils ont été envoyés dans la classe pour apprendre aux élèves à mieux gérer leur vie.
C’est un film choral, où on suit la trajectoire de cinq ou six élèves d’une même classe, chacun confrontés à leurs problèmes personnels, dans leur classe ou leur famille.
Certains des personnages parviendront à surmonter leur problème, et à apprendre à dire. Certains n’y parviendront pas. Ou pas encore. Mais ils auront compris qu’il leur faut passer par là.
Le film mêle à la fois un traitement très réaliste de la vie de ces jeunes (harcèlement, stress, surmenage), et complètement fantastique, puisque deux des élèves ont des pouvoirs surnaturels.
Ce « réalisme fantastique » est très courant et typique de la culture cinématographique et littéraire d’Europe centrale et orientale dont je suis issu. Je suis Français, mais d’origine polonaise du côté de mon père, et russo-ukrainienne du côté de ma mère, et j’ai plus été en contact dans mon enfance avec Kieslowski, Tarkovski, Gogol et Dostoïevski, qu’avec Éric Rohmer et Honoré de Balzac.
De fait, en France, c’est courant qu’on présente ce « réalisme fantastique » comme un problème dans mon travail. On me conseille de traiter soit de questions sociales, soit de faire du cinéma de genre, du fantastique, et d’arrêter de mélanger les deux. On me le reproche beaucoup moins hors de France.
.jpg)
Avez-vous confiance en la nouvelle génération ?
Je crois en toutes les nouvelles générations. Comme j'ai cru en la mienne. Je suis déçu à chaque fois, mais je continue à y croire. La jeunesse de 2025 est une génération qui a beaucoup souffert, car elle a vécu son enfance/adolescence en 2020-2022 avec une liberté extrêmement limitée. On peut penser que cette période de répression de leur liberté les a préparés plus à l’obéissance qu’à la lutte pour la préservation de leur liberté et de leurs droits, mais j'ai envie de croire qu'au contraire leurs souffrances les auront rendus plus lucides.
Je suis bien placé pour savoir qu’il est toujours possible de se défaire au cours d’une vie de toutes les choses qu’on nous a mises dans la tête dans notre enfance.
Quels sont vos prochains projets ?
Je travaille actuellement sur un roman que j’ai écrit cette année sur l’enfance et la parentalité, et plus précisément sur la situation d’inégalité juridique dont souffrent les êtres humains de moins de 18 ans.
Et sur les raisons, bonnes ou mauvaises, altruistes ou égoïstes, qui conduisent les gens à avoir des enfants. Je compte ensuite développer un projet de film, et/ou de pièce de théâtre, sur la même thématique.
Que diriez-vous à Emmanuel Macron, si vous étiez face à lui ?
Si je pouvais rencontrer Macron, je lui conseillerais d’arrêter de s’occuper des autres, et de commencer à prendre soin de lui. De réfléchir à d’autres façons d’être heureux dans sa vie. Il a beau avoir obtenu ce dont la plupart des gens rêvent (le pouvoir, l’argent), j’ai l’impression qu’il n’est pas heureux. Qu’il y a dans ses yeux une pointe de mélancolie, comme le sentiment confus d’être un peu passé à côté de sa vie. D'avoir couru après des choses qui n’en valaient peut-être pas la peine. Il est encore jeune, il a le temps d’essayer de construire un autre rapport au monde. J’aimerais le voir se lancer dans la poterie, l’ébénisterie. Revenir à une vie calme, où il aurait le temps d’apprécier un lever du jour.
.jpg)
